Amitié, course et décrépitude…
Publié le 29 Septembre 2015
Je détestais beaucoup de choses lorsque j’ai commencé l'Aïkido: les chutes, le suwari waza et le jo. Autrement dit, environs les ¾ du temps passé sur un tatami. Malgré cela, mes motivations étaient claires: j’avais trouvé ma voie en croisant l’art de Tamura Sensei.
Le ¼ restant me satisfaisait suffisamment pour que je prenne mon mal en patience mais j’ai surtout compris que ces choses que je ne comprenais pas faisaient partie de l’apprentissage, que l’ensemble formait un tout et qu’il était indispensable d’en travailler chacun aspects afin d’avoir une chance d'en saisir une quelconque étincelle. Mon avis a fort heureusement beaucoup changé et il n’y a maintenant pas un seul domaine de la pratique qui ne me passionne.
Enfant, je détestais la course. Adulte, cela n’a pas changé. Ayant soigneusement évité l’athlétisme autant que possible durant toute ma scolarité, je devais avoir 18 ans lors de ma dernière course, il y a plus de 17 ans. Même si je savais pertinemment que courir pouvait m’apporter beaucoup de bienfaits, mon avis sur la question n’avait pas évolué.
Mais les enfants vous font parfois faire des choses malgré vous et vous vous surprenez d'avoir changé sans vous en rendre compte. Aller chercher ses enfants à l’école peut paraître insignifiant du premier abord. Mais c’est loin d’être aussi simple.
Au bout d’un moment, votre enfant qui est un être sensé, s’est fait des amis. Puis viennent les invitations d’anniversaire ou à goûter et finalement, vous êtes cerné. Car tous ces gens sont vos voisins et vous les croisez en allant faire vos courses ou en allant au parc, en courant pour ne pas être en retard pour la classe ou sous la pluie à attendre que les portes de l’école s’ouvrent. Un peu sur la défensive au départ, vous vous rendez compte petit à petit que les enfants ressemblent à leurs parents (normalement). Et que si vos enfants s’entendent ensemble à merveille, ce n’est pas pour rien. Que vous aussi vous vous entendez à merveille avec ces parents qui ont le même âge que vous, qui ont des enfants du même âge, qui vivent dans la même ville et qui transforment avec vous les réunions de parents d’élèves en apéro pizza pendant que les enfants saccagent la maison. Après tout, vous pouvez vous lâcher tous les deux puisque vous pouvez rentrer à pied.
De rouge en saucisson et entre deux volutes de fumée, la phrase fatale tombe: “ ça vous dirait d’aller courir au parc demain matin?” alors avec enthousiasme, je m’aperçois qu’il y en a plusieurs qui ont l’air d’apprécier l’idée et qui vont y aller. Que faire? Je sais que j’en ai besoin mais je déteste ça. Et puis ils savent tous que je suis professeur d’arts martiaux alors je ne peux pas me défiler. Alors j’y vais, pour ne pas passer pour un fake, je vais aller courir dans un parc alors que je n’ai ni short, ni jogging, ni chaussures adéquates et que je n’ai pas couru depuis mes 18 ans. Et oui, l’Aïkido ça se fait pieds nus, mais courir en zôri ça va pas le faire non plus. Finalement, tout se passe bien, je ne suis pas passé pour une brêle (le prof d’arts martiaux qui ne peut pas suivre le rythme, la honte...) et courir entre potes sans se prendre la tête, c’est bien sympa. Je me suis surpris à y prendre goût.
Du coup, lorsque l’un des papas propose au printemps de s’inscrire pour une course un peu spéciale, la Spartan Race en septembre, je suis mitigé mais à ce moment là, j'avais un stage de prévu. Les vacances, la rentrée, changements de calendrier, je saisis l’occasion d’un désistement pour y participer sur un coup de tête et évidemment, sans préparation. Partis à trois, arrivés à trois, 13 km, 36 obstacles et 2h06 plus tard... fatigués, boueux mais joyeux 321ème sur 1753. Je n'aurais pas pu tenir le rythme sans Greg et Alexis, mes deux compagnons de crapahutage. Après déshabillage dans un sac poubelle, j'ai pesé le tas de boue que j'avais sur le dos pendant toute la course, 9kg. Oui, il est inutile de garder son manches longues en plus d’un t-shirt sinon c’est une double dose de boue à porter. Mais on ne le sait qu’après l'avoir fait.
Arrivé tôt pour un repas de famille le soir, douche, bain et le pied qui commence à gonfler à l'endroit où je me suis enfoncé un barbelé en rampant... Propre mais ennuyé à l'idée de manquer des sashimi maison pour d'attendre des heures inutilement aux urgences, je me sors le pus de la blessure tout seul et prévois d’aller voir le médecin le lendemain comme un grand.
Jour 1:
Pas fermé l’oeil de la nuit, je crois qu’un médecin du quartier ne va pas suffire. Heureusement, Greg n’a pas éteint son téléphone pour la nuit et je le réveille à 6h du matin pour aller aux urgences, trop douloureux et épuisé d'avoir serré les dents toute la nuit. Je sms à Romuald que je ne pourrai pas faire cours ce soir. Hasard? Personne aux urgences, j’attends très peu et après avoir validé mon vaccin antitétanique, je suis mis à la porte avec une ordonnance d’antibiotiques pour 4 jours en moins d’une heure. Appuyé sur mon jo pour marcher, je croise le doc qui fume une clope et qui me lâche: “à la traditionnelle, hein?”. Je voulais prendre un bokken mais comme je n’ai qu’un sunuke et shinaï à la maison, je continue mon chemin comme si de rien n’était...
Frissons, fièvre, sueurs froides, je sombre avant que Greg n’ai fini son café à la maison. Mon frère est appelé à la rescousse pour veiller sur mon sommeil. Pendant mes quelques minutes de lucidité de la journée, je mange avant de me rendormir devant un film vraiment vraiment pourri, le dernier Mad Max.
Jour 2
Sommeil haché, la colère suscitée par la douleur ne me quitte pas depuis hier. Je dois maintenant m’agripper à deux mains sur le jo pour pouvoir marcher. Je fais venir un docteur à la maison qui me donne des pilules pour 12 jours plutôt que 4 et de la cortisone.
Les enfants doivent quand même aller à l’école et faire leurs activités mais je ne peux pas me tenir debout. Décidément les parents de l’école sont au top et arrivent à gérer mes petits gars avec la nounou et surtout, avec une bonne humeur d’enfer. Je ne sais pas quoi dire. Rien de pire que d’avoir toute sa tête et de se sentir impuissant. C’était donc pour ça la colère? Non, en fait c’est vraiment la douleur.
Jour 3
Sommeil toujours pourri mais le pied dégonfle, je peux me tenir debout et me redéplacer à une main. Ça tombe bien parce que passer sa journée assis ou couché après avoir fini deux bouquins et regardé un film, c’est gonflant et ça donne mal à la tête. Je perds espoir d’aller donner mon cours le lendemain parce qu’incapable de conduire la voiture.
Combien d’armées ont elles été décimées par des microbes, bactéries et autres épidémies? Pourtant, je n’étais pas parti en vacances sur une île au soleil me faire gâcher les vacances par un insecte local. C’est bien la colère me fait tenir le coup. J’espère que ça ne se sent pas trop à la maison... Bien sûr que si imbécile, qu’est-ce que tu crois? Tu penses pouvoir tromper quelqu’un? Ok, c’est vrai mais je fais de mon mieux.
Jour 4
Je suis le monitoring à distance de ma chère compagne qui a mandaté une maman pour m’accompagner revoir un médecin et lui a même envoyé des photos de mon pied pour montrer l’évolution au docteur. Je n’ai pas vraiment le choix à moins de paraître grossier, elle a bien calculé son coup. Finalement, ce n’est pas trop mal, le pied se dégonfle comme il faut, il faut juste s’armer de patience et ne pas trop marcher....
Je prévois donc de ne pouvoir retourner au dojo que samedi matin. Ce soir, c’est Romuald qui va encore assurer les cours avec brio, je n’ai aucun doute là-dessus. Mais je n’aime pas faillir à mes obligations. Je n’ai jamais utilisé un seul arrêt de travail de ma vie. J’ai bossé avec 40°C de fièvre, fait une démonstration et donné un stage pendant deux jours avec la tête comme une pastèque. Mais là pas moyen, juste à cause d’un fichu barbelé…
Jour 5
Décidément, je vis en résidence surveillée. Ma femme a cette fois mandaté deux mamans de l’école pour nous apporter les courses du marché. Dommage que je ne puisse pas vraiment me mettre à cuisiner. C’est bon de recevoir de la visite et de voir des visages amicaux. Et prendre le café en bonne compagnie plutôt que broyer du noir tout seul, c’est beaucoup mieux. On s’habitue à passer sa journée avec un homme en colère contre lui-même mais au bout d’un moment, on a envie d’autre chose. Et puis c’est un peu moins douloureux. Suffisamment peut-être pour que je puisse aller au dojo demain?
Jour 6
Mon pied est pratiquement d’apparence normale mais j’ai encore une poche d’infection à l’endroit où je me suis transpercé avec le barbelé. Dès que je me lève, le sang afflue, fais pression et la douleur revient. Même si je n’ai plus besoin d’aide pour marcher, je boîte et je ne peux évidemment toujours pas conduire. J’abandonne l’idée d’aller au dojo.
Cet après-midi, ce sera l’anniversaire de mon fils avec ses copains d’école à la maison. Je ne peux pas vraiment aider et reste admiratif devant ma femme qui organise tout comme une grande avec les autres mamans depuis une semaine alors que je reste la jambe allongée toute la journée. Des heures d’efforts et c’est votre tour d’avoir la maison saccagée une fois la nuit tombée. La roue tourne. Les petits sont contents mais j’ai toujours bon espoir de redevenir utile un jour et si possible lundi pour le prochain cours.
Jour 7
Des jours que je teste mes mouvements et mes positions seul avec ma douleur. Je pourrais plier en 4 les squatters que j’ai sorti du local poubelle la semaine dernière mais serais-je capable de tenir de bout pendant deux ou trois heures? Une heure tout au plus. Demain risque d’être difficile. Je vais encore une fois devoir me reposer sur quelqu’un d’autre comme j’ai dû le faire toute la semaine et je n’aime pas ça. Je devais aller à Londres mardi, ça risque d’être compromis.
J’ai essayé de donner un coup de main à ma femme pour ranger mais je crois que c’est elle qui avait besoin d’air quand elle a emmené les enfants au parc après avoir fait le marché et passé l’aspirateur. A la maison non plus je n’arrive pas à assurer. Je dois vraiment être invivable ou alors trop moche à voir. Au moins, elle aura pu passer du temps avec ses copines sans penser à la moule allongée sur le canapé. Épuisée, elle s’endort au milieu des Avengers. Je regarde jusqu’à la fin pour me vider le cerveau.
Jour 8
Incontestablement, tout va mieux aujourd’hui, comme chaque jour depuis un moment mais clairement pas suffisamment pour faire tous les cours de ce soir. J’annule Londres, je préviens Romuald qui ne cesse de m’étonner par sa clairvoyance et son talent.
J’ai quand même pu ranger ma maison et faire la lessive aujourd’hui à défaut de faire le ménage. Insuffisant mais il faut bien que je teste ma capacité à être debout.
Satisfaisante… pour demain.
J’arrête là le décompte des jours durant lesquels je n’ai pas pu fouler de tatami, cela ne m’empêche pas de travailler dans la solitude. Quelqu’un qui ne trépignerait pas sur place d’impatience de pouvoir bouger à sa guise serait certainement très heureux, voire étonné de la rapidité de guérison de l’infection. Mais j’aurais de loin préféré avoir un problème à la main plutôt qu’au pied. Bien entendu, j’aurais pu donner cours assis, sur un pied ou avec des armes et présenter un travail satisfaisant et efficace. Et il aurait probablement été bien accueilli par mes élèves. Mais je ne suis pas immortel, je n’ai rien à prouver et je sais qu’ils peuvent le comprendre. Romuald est toujours là pour me seconder, je sais qu’ils étaient entre de bonnes mains et que je peux compter sur lui.
Enfin et surtout, j’ai pu découvrir qu’un regard croisé sur le chemin de l’école grâce à vos enfants qui habitent la même rue, peut transformer quelques temps plus tard un goûter d’enfants en soirée entre amis, un café en week-end à la campagne et une course d’obstacles en solidarité générale avec un unijambiste.
Un grand merci à vous les dyonisiens qui m’ont supporté chaque jour de la semaine et surtout à Greg et Alexis. Rendez-vous est pris pour faire au moins aussi bien l’an prochain avec vous: courir entre les bactéries en 2h06…