Les avantages de la médiocrité
Publié le 21 Mars 2014
La nature est rarement juste, elle est très versatile, peu prolixe, parfois généreuse, souvent cruelle, toujours inégale.
Je n’ai jamais vu deux personnes identiques.
En général, les gens les plus doués et au physique avantageux ne sont pas ceux qui travaillent le plus.
Alors pourquoi s’entraîne-t-on? Le plus souvent, pour devenir plus fort. Plus fort que qui, plus fort que quoi, cela dépend souvent de chacun mais en réalité peu importe. C’est souvent une raison sous-jacente aux débuts de la pratique des arts martiaux et parfois même durant toute la vie d’un pratiquant. Ce n’est pas gênant du moment que l’on ne se ment pas à soi-même et que cela nous aide à avancer. Mais je n’ai jamais vu quelqu’un commencer la pratique d’une activité potentiellement violente dans le but de devenir plus malin que son voisin.
Est-ce pour cette raison qu’il est courant d’entendre que les gens forts n’ont pas besoin d’entraînement?
Si les techniques enseignées ne permettent pas d’abattre quelqu’un de plus fort que soi, en effet, il est inutile de les étudier et il suffit d’être fort pour abattre un faible. Mais le problème est qu’il y a toujours plus fort. Même si l’on est fort. Il s’agit donc de développer une force qui ne s’amenuise pas avec le temps, qui ne soit pas temporaire.
Alors on entend souvent qu’il faut d’abord être souple pour utiliser la force de l’adversaire, que sans souplesse, il sera impossible de surpasser un adversaire plus fort. Mais qu’en est-il d’un adversaire plus souple?
Alors il faut être rapide. Mais si l’on rencontre plus rapide? Plus endurant? Qui n’a pas de chignon? Qui a bien dormi? Avec 10/10 à chaque oeil? Qui s'entraîne avec Rocky et Yoda depuis l’âge de 5 ans? Si ils sont 100? Si...?
Sanjusangendo
Maître Kuroda a eu cette réflexion qu’aujourd’hui, le fait d’être en bonne santé était probablement un frein à la modification de l’utilisation du corps. L’utilisation du corps n’étant généralement plus une question de vie ou de mort, les gens en bonne santé ne ressentent pas le besoin d’en changer.
J’ai pu le constater à Herblay et ailleurs, ce sont les personnes le moins à l’aise physiquement qui ressentent de façon d’autant plus aiguë l’intérêt de ce changement. Ceux qui sont jeunes, fort et souples, ont d’autant plus de mal à ne pas utiliser toutes ces qualités dont ils sont dotés qu’elles leur semblent aller de soi. Lions parmi les chats, ils ne se soucient donc pas d’améliorer un outil qui fonctionne. A moins d’avoir croisé la route d’un autre lion, d’un crocodile, d’un ours ou d’un dragon.
Ce n’est donc pas tant que les forts n’ont pas besoin d’entraînement, mais qu’à notre époque où les confrontations sont rares, il est peu probable que quelqu’un de fort consacre autant d’énergie à changer sa façon de se mouvoir alors qu’il n’en aura probablement jamais l’utilité vitale compte tenu de la vie qu’il mène. L’entraînement sera difficilement plus qu’un loisir pour ce genre de personnes.
Ceux qui au contraire sont insignifiants, qui n’ont aucune qualité particulière supérieure à celle des autres et savent qu’ils ne pourront pas dépasser leur condition sans travail obstiné, ceux-là comprennent parfaitement pourquoi il leur est nécessaire de s’entraîner plus et mieux que les autres, que rien n’est acquit et que si l’on y prête pas attention, il est facile de s’embourber dans le quotidien sans aller au-delà.
Ces pratiquants qui ont eu la chance de naître sans aucune prédisposition savent que se laisser vivre est aussi se laisser mourir. Car ils ont commencé la pratique en ayant une conscience aiguë de leur propre humilité.
Kamakura Daibutsu
(Kamakura Daibutsu, photo de Manny Santiago)