Off grid
Publié le 15 Décembre 2014
J’ai essuyé ces dernières semaines plusieurs revers consécutifs.
Mon baby-sitter hispanophone et musicien a réussi son concours. Excellente nouvelle... pour lui, car il n'a maintenant plus le temps de travailler pour moi.
Par un manque d’attention stupide, j’ai passé un entraînement complet avec mon téléphone à l’intérieur de ma veste de keikogi. A la fin du cours, bien qu’avec la vitre cassée, il fonctionnait toujours. Au bout de deux semaines, il n’y avait plus d’image. Entre temps, ma femme avait elle aussi cassé la vitre de son portable et utilisait le téléphone de secours de la maison.
Ensuite, c'est l'ordinateur de la maison qui a rendu l'âme. J'ai aussi un évier qui se bouche de façon chronique et ma porte d'entrée qui grince, mon pare-chocs cassé depuis maintenant deux ans et une fermeture éclair qui ne ferme plus.
Des soucis terribles car une fois l’un d’entre eux réglé, ce sont deux nouveaux qui arrivent.
Enfin, déconnecté malgré moi, j’ai pu réapprendre à vivre sans être joignable ou presque… j’avais quand même un téléphone fixe à la maison.
What is The Matrix?
La première chose que j’ai remarqué c’est le calme olympien qui m’a soudain envahi… le deuxième jour, le temps que mon cerveau se fasse à l'idée. Je n’avais plus besoin de vérifier que j’avais bien mon téléphone sur moi quand je sortais de la maison pour accompagner les enfants à l’école ou acheter du pain. Je n’avais besoin que de mes clés. Je n’avais pas besoin de regarder compulsivement toutes les heures ou toutes les demi-heures si j’avais reçu un mail, un sms voire même un coup de fil pendant que je prenais ma douche ou que j’étais aux toilettes. Non, je ne fais pas partie de ces gens qui utilisent leur téléphone quand ils sont aux toilettes, que ce soit pour appeler quelqu’un ou pour écrire un mail URGENT. Je n’avais du coup plus besoin de passer du mode vibreur au mode normal en changeant d’environnement dans la salle d’attente ou au dojo.
Lorsque je suis allé vivre au Japon en 1998, personne n’avait de téléphone portable en France et internet ne faisait que balbutier. J’ai donc écrit des lettres, des tas de lettres pour rester en contact avec mes proches. J’en ai reçu quelques unes en retour aussi ;-) Et parfois j’appelais à la maison pour parler avec mes parents, peut-être une fois par mois. A cette époque, lorsque l’on avait rendez-vous quelque part, on ne pouvait pas joindre qui que ce soit s’il n’était pas là et s’il était en route. Il n’y avait donc qu’à patienter ou à rentrer dans la salle parce que le film avait déjà commencé. Mais les gens étaient plus rarement en retard qu’aujourd’hui et on ne trépignait pas d’impatience.
Aujourd’hui, je n’envoie plus de lettres et n’en reçoit plus qu’une poignée par an. Au Japon cet été, j’ai appelé ma femme presque tous les jours malgré le décalage horaire et les cartes postales sont devenues des photos-films envoyées par mail. Une illusion de proximité qui nous fait croire que l’on n'est qu’à un pas de distance alors que nous sommes en réalité éloignés de milliers de kilomètres.
Heureusement, il me restait encore un téléphone fixe...
Même en marchant dans la rue, j’avais ce nuage qui obscurcit les pensées en moins: quoi qu’il arrive, je n'ai pas à être prêt à répondre, je ne serai pas joignable. Je marchais d’un pas plus léger et je ne pensais à… rien. J’étais présent à ce que je faisais et pouvais m’y consacrer entièrement sans pensée venant troubler mon activité. Je ne serai pas dérangé. Même en cas d’urgence, je ne pourrai rien y faire car je ne pourrai pas être au courant. De toutes façons, en cas d’urgence vitale, je n’aurai aucune chance d’arriver en moins d’une demi-heure au chevet d’un proche. Je ne pourrai donc être d’aucune utilité. Ils suffoqueraient ou saigneraient à mort en quelques minutes à peine. Ils devront se débrouiller sans moi et ils le feront sans aucun doute car même si je me mettais en route maintenant, tout serait terminé lorsque j’arriverai. Je n’ai donc aucun soucis à me faire puisque je fais de toutes façons implicitement confiance aux autres pour gérer la situation comme il se doit car je ne suis pas là. Et être joignable n’est pas être là.
Je peux faire un point de compression à quelqu’un qui saigne, je peux tirer de l’eau quelqu’un qui ne sait pas nager, je peux mettre un couvercle sur une friteuse qui prend feu ou éteindre le gaz, je peux couper l’eau quand il y a une fuite dans la maison, je peux porter jusqu’à son lit mon fils endormi. Mais je ne peux faire aucune de ces choses par téléphone.
Etre joignable en permanence pour quoi? Cette impression qui nous est donnée de pouvoir superviser les choses à distance et qui nous donne la sensation d'être importants? Pourquoi alors ce gain de temps incontestable qu’est l’accès aux autres et à l’information est-il une source de stress si ce n’est que nous nous savons pertinemment impuissants à agir à l’autre bout des ondes? Dans ces conditions, ne vaut-il mieux pas se passer de l'information?
Pilule rouge, pilule bleue...
Cette certitude m’a fait prendre conscience d’autre chose. J’ai la chance de ne pas exercer une profession qui nécessite d’être en permanence relié au bruit du monde. Et si c'était le cas, je ne serais pas en train d'écrire ce billet. Mais ce n'est pas le cas. Et ce n'est pas non plus le cas de la plupart d'entre nous. En réalité, très peu de personnes ont besoin de ce genre de service et ce n'est que par goût du superflu plus que par commodité que nous nous en servons.
Je ne jette pas la pierre à ceux qui comme moi font usage d’internet essentiellement pour le plaisir. Mais j’aime être conscient de ce que je fais et des raisons pour lesquelles je le fais. J’ai utilisé la tablette de ma femme et même ressorti son vieux netbook que j’ai trouvé péniblement lent comparé à un téléphone. Mon ordinateur est pratiquement opérationnel et j’ai récupéré un téléphone. Né de parents étrangers, élevé dans aucune religion particulière, je suis un fils de la République laïque, citoyen du monde moderne et résolument tourné vers l’avenir, luttant pour diffuser un art traditionnel et souvent jugé obsolète.